La conférence panafricaine MANSSAH, initialement prévue du 26 au 28 juin 2025 au Palais des Congrès de Lomé, a été reportée sine die, comme l’ont annoncé ses organisateurs dans un communiqué diffusé le mardi 17 juin. Présentée comme une plateforme d’envergure pour « repenser et transformer l’Afrique », cette initiative ambitieuse, qui devait rassembler plus de 10 000 participants — chefs d’État en exercice ou en retraite, chercheurs, artistes, entrepreneurs africains et membres de la diaspora — se heurte à des turbulences politiques croissantes et à une controverse alimentée par des accusations d’instrumentalisation du panafricanisme.
Des propos qui enflamment la toile
La polémique a été déclenchée par des déclarations tenues début juin par Alain Foka, cofondateur de MANSSAH, lors d’une interview accordée à Jules Domche sur la chaîne Vox Africa. Dans cet échange, l’ancien journaliste de RFI a dénoncé des « crimes d’État » au Cameroun, critiquant sévèrement le régime de Paul Biya et exprimant un soutien implicite à l’opposant Maurice Kamto, président du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC). Ces propos, bien que salués par certains comme un acte de courage, ont suscité un tollé dans d’autres cercles.
Au Togo, plusieurs influenceurs, connus pour leur opposition au régime de Faure Gnassingbé, ont dénoncé ce qu’ils considèrent comme un double discours. À leurs yeux, critiquer un pouvoir autoritaire d’un côté tout en fermant les yeux — voire en collaborant — avec un autre pouvoir tout aussi contesté est un signe d’opportunisme.
« On ne peut pas critiquer la dictature d’un côté et fermer les yeux sur l’autre. MANSSAH ne peut se tenir dans un pays où la réforme constitutionnelle vient d’entériner un pouvoir à vie », a écrit le blogueur togolais Léo Tété sur X (ex-Twitter), en référence à la révision constitutionnelle du 19 avril 2024, qui permet au président Faure Gnassingbé de rester au pouvoir jusqu’en 2033.
Accusations de duplicité et dérives autoritaires
Les critiques se sont intensifiées à mesure que des détails ont émergé sur l’environnement politique au Togo. Des influenceurs togolais reprochent à Alain Foka et à Jules Domche d’instrumentaliser le projet MANSSAH à leurs fins personnelles, tout en jouant un jeu trouble : condamner le régime de Paul Biya au Cameroun pour son traitement de l’opposition — en particulier Maurice Kamto, dont la candidature n’a même pas encore été officiellement soumise — tout en soutenant ou conseillant en coulisses un régime tout aussi répressif à Lomé.
Ils soulignent que le régime de Faure Gnassingbé a enfermé de nombreuses voix dissidentes, parmi lesquelles des journalistes, des artistes comme Affectio et Amron, ainsi que des dizaines de jeunes militants qui « croupissent dans les geôles du régime ». La presse togolaise est de plus en plus muselée, et plusieurs journalistes ont fui le pays ces derniers mois, selon des sources concordantes.
Un think tank en perte de légitimité ?
Depuis son installation à Lomé en 2023, Alain Foka a fondé MANSSAH SAS, une société à vocation panafricaine enregistrée au Togo, qui combine conseil, communication stratégique et lobbying. Officiellement présenté comme un « think tank africain indépendant », le projet est désormais perçu par certains comme un outil de recyclage d’élites en quête de visibilité, dans un contexte politique marqué par le recul des libertés fondamentales.
Un politologue sénégalais basé à Dakar (ayant requis l’anonymat) observe : « Lomé est devenu un hub pour les influenceurs africains, mais certains y voient aussi un espace de recyclage des élites en mal de légitimité. »
Sur les réseaux sociaux, des accusations de connivence avec le pouvoir togolais et de compromission se sont multipliées, mettant à mal la réputation d’Alain Foka, longtemps perçu comme un fervent défenseur des causes africaines.
Des retraits discrets et un climat délétère
Dans leur communiqué, les organisateurs de MANSSAH évoquent des « voix marginales mais bruyantes » cherchant à discréditer l’initiative, tout en réaffirmant leur indépendance. Pourtant, plusieurs personnalités de premier plan — anciens chefs d’État, universitaires, artistes et militants — se seraient désistées en raison du climat tendu, selon des sources proches du comité d’organisation.
Des allégations d’intimidation ou de pressions psychologiques à l’encontre de participants potentiels circulent également, bien qu’elles restent pour l’instant non documentées.
Le vrai défi du panafricanisme
Le report de MANSSAH ne saurait être réduit à une simple mésaventure logistique. Il révèle une crise de légitimité, de confiance et de représentativité au sein du mouvement panafricain contemporain. Face à une jeunesse africaine de plus en plus politisée et connectée, les initiatives perçues comme opaques, élitistes ou déconnectées des luttes réelles sont immédiatement remises en question, voire rejetées.
« Le temps des grandes messes panafricaines sans ancrage populaire est révolu. Les nouvelles générations exigent de la cohérence, pas de l’affichage », résume un activiste ouest-africain basé à Accra.
Un avenir incertain
La question demeure : MANSSAH pourra-t-il rebondir ? Si le concept reste pertinent et les moyens matériels disponibles, la crédibilité est désormais fragilisée. Pour regagner du crédit, ses fondateurs devront sans doute ouvrir davantage le processus, élargir les voix invitées, clarifier leur positionnement politique, et surtout renforcer la transparence, notamment en ce qui concerne les financements, les partenariats et les objectifs à long terme.
En somme, le report de MANSSAH-Lomé 2025 constitue bien plus qu’un simple contretemps. Il est le symptôme d’un malaise profond dans la manière dont le panafricanisme se pense, se structure et se met en scène. Pour espérer survivre à l’épreuve du temps, il devra se réinventer dans l’humilité, l’écoute et la clarté. Ainsi, le véritable défi du panafricanisme réside désormais dans sa capacité à se réinventer, à s’ancrer dans les réalités du continent et à redonner la parole à ceux qui, au cœur des luttes, aspirent à un avenir commun. Le chemin est semé d’embûches, mais c’est dans cette quête de sens et de cohérence que réside l’espoir d’un panafricanisme renouvelé, véritablement porteur de changement.
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