Par Charles Menye -Président du Comité Citoyen de Vigilance Financière – CEMAC (CVFC)
À la croisée des chemins, le Cameroun est confronté à un dilemme stratégique. D’un côté, des appels insistants à la mise à niveau technique de ses institutions financières publiques. De l’autre, une mise en garde contre les risques d’alignement excessif sur des normes extérieures, au détriment de l’intérêt national. La récente lettre de réforme adressée au Président de la République par l’ingénieur financier Babissakana, et la réponse critique du haut fonctionnaire Richard Evina Obam cristallisent deux visions de l’avenir. Chacune propose une lecture pertinente mais partielle de la situation.
Mais faut-il vraiment choisir entre modernisation technique et souveraineté économique ? Entre rigueur normative et mission sociale ? Entre performance et bien commun ?
Ce débat mérite mieux qu’une querelle de techniciens ou un procès en hérésie doctrinale. Il appelle à une réflexion lucide sur la réforme des finances publiques, à la lumière d’un triple impératif : l’efficacité, la légalité et la souveraineté. Le Comité Citoyen de Vigilance Financière – CEMAC (CFVC) souhaite ici contribuer à sortir de la logique d’affrontement, pour proposer un chemin d’harmonisation entre rigueur et souveraineté.
UN MEME PAYS, DEUX VISIONS
La lettre de Babissakana soulève des points fondamentaux qu’on ne peut balayer d’un revers de main : absence de régulation professionnelle, opacité comptable, non-alignement aux traités communautaires pourtant ratifiés par le Cameroun. Elle rappelle aussi l’avertissement lancé par la Chambre des Comptes, qui a émis une opinion défavorable sur les états financiers de l’État pour 2023. Ce n’est pas un détail : cela affecte directement la crédibilité financière du pays, sa capacité à lever des fonds, à planifier à long terme, à inspirer confiance.
Il ne s’agit donc pas d’un plaidoyer pour le marché, mais d’un appel à la cohérence institutionnelle et à l’efficacité publique, dans un monde où la transparence et la traçabilité sont des exigences minimales. En effet, il propose une mise à niveau ambitieuse : aligner des institutions comme la CDEC, la CAA ou le FEICOM aux normes communautaires de la CEMAC, avec une régulation indépendante (COBAC, COSUMAF) et des outils comptables modernes. L’enjeu, selon lui est de rendre le Cameroun crédible, efficace, et capable d’attirer les financements pour se développer.
Face à lui, Richard Evina Obam sort l’artillerie juridique. Il rappelle avec justesse que la finance ne peut et ne doit pas être une affaire de technocrates seuls. Que les institutions publiques ne sont pas de simples instruments de marché, mais aussi des leviers de justice sociale, de redistribution et de stabilité. Dès lors, la régulation bancaire n’a pas vocation à s’appliquer aux institutions de souveraineté, comme la gestion de la dette ou des dépôts publics. Il dénonce un projet dangereux, dicté selon lui par le lobby bancaire, au détriment du cadre institutionnel national. Derrière cette crainte, il y a également un refus légitime de voir l’intérêt général sacrifié sur l’autel de la « conformité technique ».
Deux voix, deux postures. Mais un même malentendu : celui d’un faux dilemme entre rigueur normative et souveraineté nationale.
CE QUE DIT BABISSAKANA… ET CE QU’IL OUBLIE
Sa proposition frappe par sa précision technique. Il met le doigt sur des incohérences juridiques et organisationnelles qui plombent la performance des institutions financières publiques : statuts obsolètes, absence d’alignement aux traités communautaires pourtant ratifiés, régulation quasi inexistante. Oui, le système financier public camerounais est fragile. Oui, certaines entités échappent à toute régulation indépendante, ce qui nourrit les abus et affaiblit la performance. Oui, des textes obsolètes limitent la montée en compétence des institutions. Il a raison d’exiger que l’on renforce la gouvernance, que l’on mette fin à la culture de l’enclave administrative, et que les institutions soient redevables – non seulement à l’État, mais aussi aux citoyens, aux investisseurs, et à la norme commune.
Mais cette posture présente aussi des angles morts. En survalorisant la régulation bancaire (notamment la COBAC), il propose parfois une solution unique à des problèmes complexes. La logique bancaire ne peut pas s’appliquer indistinctement. En effet, aligner toutes les institutions sur la régulation bancaire régionale n’est pas forcément pertinent. La mission du FEICOM (financer les communes), de la CAA (gérer la dette), ou de la CDEC (sécuriser les dépôts publics) ne relève pas des critères prudentiels appliqués aux banques.
Sa vision, en apparence neutre et technique, porte aussi en elle le risque d’un glissement vers une financiarisation excessive des institutions publiques, où la conformité remplacerait la finalité sociale. La CNPS, souvent citée en exemple, a certes réussi sa mutation, mais dans un cadre juridique très spécifique (CIPRES). Généraliser son modèle sans adaptation risque de créer plus de confusion que d’efficacité.
CE QUE DEFEND EVINA OBAM… ET CE QU’IL ESQUIVE
Richard Evina Obam, quant à lui, offre un rappel salutaire à la souveraineté juridique. Il souligne que la compétence de la COBAC est d’attribution, non d’extension. Il a raison de défendre l’ordre juridique national. Il rappelle à juste titre la COBAC ne peut réguler que les établissements expressément désignés par les textes communautaires. Il défend, parfois avec vigueur, l’idée que certaines missions régaliennes ne peuvent être soumises sans discernement à des normes régionales, surtout si ces dernières servent d’instrument à des intérêts particuliers, notamment le lobby bancaire.
Il dénonce, fort à propos, les risques de capture du régulateur par les régulés, dans un contexte où certaines banques cherchent à limiter la montée en puissance de la CDEC. L’affaire Oyima qui a exposé un régulateur paralysé, qui se comporte désormais comme un vigile posté à l’entrée des banques pour les protéger peut conforter cette position.
Mais sa défense d’un cadre purement national masque parfois un déni des insuffisances internes : opacité, absence d’audit crédible, textes confus ou contradictoires, performances discutables. On ne peut pas invoquer la souveraineté pour justifier le statu quo. Le patriotisme ne peut être l’alibi de l’inefficacité. Son argumentaire pèche par un aveuglement sur les dysfonctionnements internes. Que fait-on, concrètement, lorsque les comptes publics sont mal tenus ? Lorsque la tutelle financière est peu outillée ? Lorsque les données sont absentes ou fausses ? L’argument de la souveraineté ne peut pas justifier le statu quo inefficace.
LE CAP EST POURTANT CLAIR : RECONCILIER RIGUEUR ET SOUVERAINETE
Le Président Paul Biya, dans son message du 31 décembre 2024, a posé un jalon essentiel :
« Si nous voulons atteindre les objectifs de développement que nous nous sommes fixés, nous devons améliorer la gouvernance dans tous les secteurs d’activité. Le Sommet Extraordinaire des États de la CEMAC (…) a rappelé l’urgence de conduire à bonne fin les réformes structurelles nécessaires à la consolidation des finances publiques dans notre sous-région. (…) Le Cameroun mettra tout en œuvre pour y parvenir. »
Cette déclaration présidentielle a le mérite de trancher. La réforme n’est ni une option secondaire, ni un alignement mécanique sur des modèles importés. C’est une priorité nationale, articulée autour d’un double impératif : la crédibilité de la souveraineté, et l’exemplarité de la gouvernance.
La souveraineté n’est pas l’impunité
Assumer sa souveraineté, ce n’est pas refuser les règles. C’est au contraire avoir la capacité d’en produire, d’en faire respecter les principes, et d’en rendre compte. Aujourd’hui, nombre d’institutions publiques échappent à une reddition réelle des comptes, non pas par calcul, mais par défaut d’architecture institutionnelle, de volonté politique ou de clarté réglementaire.
La souveraineté ne sera respectée à l’international que si elle est crédible à l’interne. Cela suppose que l’État ne se contente pas de proclamer, mais démontre : par des règles claires, des audits publics, et une gouvernance lisible.
La régulation ne doit pas être importée, mais enracinée
Il ne s’agit donc pas de transférer aux régulateurs communautaires (COBAC, COSUMAF) des missions qui relèvent des choix politiques nationaux, de s’enfermer dans une logique domestique où chaque institution se régule elle-même. L’alternative ? Construire une régulation enracinée : capable d’absorber les standards internationaux, tout en les adaptant aux spécificités locales. Il est temps d’inventer une gouvernance publique qui conjugue règles, responsabilité et redevabilité, sans céder ni à la tentation du repli souverainiste, ni à l’illusion du mimétisme.
La gouvernance n’est pas qu’affaire de textes, mais de sens
Une institution publique n’est pas seulement un organe budgétaire. C’est un levier de confiance, d’efficacité, et de justice sociale. Si les Camerounais ont le sentiment que leurs institutions financières leur échappent, que les comptes ne sont jamais publiés, que personne ne rend compte des pertes, alors la fracture démocratique se creuse.
La gouvernance, ce n’est pas la technocratie. C’est l’art de rendre l’État crédible auprès de ses citoyens et de ses partenaires. C’est donner à voir, à comprendre et à évaluer.
LES QUATRE PISTES CONCRETES DU CVFC POUR AVANCER
Pour sortir de la confrontation théorique entre Babissakana et Evina Obam, il faut des actes. Voici cinq leviers opérationnels pour engager une réforme équilibrée, enracinée et crédible :
Clarifier les statuts et missions
Chaque institution doit être clairement positionnée : CAA (gestionnaire de la dette publique), CDEC : (coffre-fort public), FEICOM (outil d’aménagement territorial et CNPS ou SNI (opérateurs économiques)
Le flou statutaire génère confusion, concurrence improductive et inefficacité. Il faut une classification fonctionnelle claire, assortie d’un régime de supervision cohérent.
Mettre à jour les textes d’organisation
Beaucoup d’institutions opèrent encore sous des décrets ou ordonnances rédigés dans les années 1980 ou 1990. Ces textes sont soit inadaptés aux nouvelles exigences comptables (réforme OHADA, normes IPSAS), soit muets sur la reddition des comptes. Une révision globale est nécessaire pour préciser les référentiels comptables à utiliser, introduire l’obligation d’audit externe, intégrer la publication annuelle des résultats.
Créer un organe national de supervision fiduciaire
Ni BEAC, ni COBAC, ni la Cour des comptes n’ont actuellement le mandat ni les moyens de superviser efficacement les flux financiers des institutions publiques non bancaires.
Rendre publics les états financiers
Trop d’institutions vivent dans l’ombre. Le FEICOM, la CDEC ou la SNI devraient publier, chaque année un rapport d’activité simplifié pour le grand public, des états financiers audités selon les normes OHADA, une analyse de performance mettant en lien les ressources reçues et les résultats obtenus.
Cela permettrait à tout citoyen, journaliste ou parlementaire de suivre l’usage des ressources publiques. La souveraineté, c’est aussi l’obligation de rendre compte.
Renforcer l’éducation financière publique
Enfin, aucun effort de régulation ne pourra produire ses effets si la société reste à l’écart. Il faut outiller les citoyens : former les journalistes économiques, intégrer la lecture budgétaire dans les programmes scolaires, créer des plateformes ouvertes de données financières.
CONCLUSION : LA REFORME, OUI — MAIS SANS ABDICATION
Ce débat est sain. Il doit se poursuivre. Mais posons-le sur de meilleures bases : pas comme un choc entre patriotes et technocrates, mais comme un appel à reconstruire des institutions à la fois souveraines et responsables.
La critique de Babissakana n’est pas une attaque contre l’État. La réponse d’Evina Obam n’est pas une défense aveugle du pouvoir. Toutes deux révèlent les tensions d’une société en mutation, à la recherche de nouveaux équilibres. Réformer ne veut pas dire copier-coller et moderniser ne signifie pas effacer nos spécificités.
La souveraineté n’est pas l’opposé de la rigueur et la régulation n’est pas l’antonyme de l’ancrage. Il est temps que le Cameroun invente sa propre voie : une souveraineté régulée, une régulation enracinée, une finance publique visible, audible et responsable (VAR).
Sortons donc des querelles de posture et entrons dans l’ère de la cohérence institutionnelle. À cette condition seulement, nous pourrons rendre les institutions publiques à ce qu’elles doivent être : des outils au service du bien commun – pas des forteresses opaques, ni des satellites du capital financier.
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